image015

31 Octobre – HALLOWEEN

 

 

La bibliothèque du comté de Gatlin n’était fermée que lors des fêtes nationales – Thanksgiving, Noël, jour de l’an, Pâques. Conséquence, c’étaient là les seuls jours où la bibliothèque des Enchanteurs du comté de Gatlin ouvrait. Un état de fait contre lequel, apparemment, Marian était impuissante.

— Voyez ça avec les autorités locales. Comme je vous l’ai dit, ce n’est pas moi qui écris les règles.

À quelles autorités faisait-elle référence ? Celles sous l’administration desquelles j’avais vécu toute ma vie ou celles qui s’étaient cachées à ma connaissance tout aussi longtemps ?

Cela n’empêchait pas Lena de rester confiante. Pour la première fois, elle donnait l’impression de penser qu’il existait une solution qui empêcherait ce qu’elle considérait comme inévitable. Si Marian n’avait pas les moyens de nous fournir des réponses, elle nous proposait un point d’ancrage qui compensait la défection des deux personnes sur lesquelles nous comptions le plus. Bien qu’elles ne soient parties nulle part, ces deux-là paraissaient avoir déménagé aux antipodes. Je n’en avais rien confié à Lena mais, sans Amma, j’étais perdu. Et je doutais que, privée de Macon, Lena soit seulement en état de retrouver son chemin, pour peu qu’elle s’égare.

Marian nous a par ailleurs offert quelque chose – les lettres d’Ethan et Genevieve, si vieilles et délicates qu’elles en étaient presque transparentes, ainsi que toute la matière qu’elle et ma mère avaient rassemblée sur les deux malheureux. Un monceau de papiers rangés dans un carton poussiéreux dont les flancs imitaient des lambris. Bien que Lena se délecte de cette prose – « les jours sans toi s’écoulent comme une blessure se vide de son sang jusqu’à ce que le temps ne soit plus qu’un énième obstacle que nous devrons franchir » –, leur destin semblait se résumer à une histoire d’amour qui se terminait très mal et de façon fort ténébreuse. Rien de plus.

Il ne nous restait désormais plus qu’à définir ce que nous traquions. L’aiguille dans une meule de foin ou, dans ce cas précis, dans un carton. Voilà pourquoi nous nous sommes lancés bille en tête dans la seule issue qui nous était donnée. Nous avons commencé à fouiller.

 

Deux semaines plus tard, j’avais consacré plus de temps qu’il n’était envisageable en compagnie de Lena sur les archives concernant le médaillon. Plus nous épluchions notre documentation, plus nous avions le sentiment de lire une littérature qui nous concernait. Le soir, nous veillions tard à tenter de résoudre le mystère d’Ethan et de Genevieve, un Mortel et une Enchanteresse qui, prêts à soulever des montagnes, avaient tenté de s’unir avec l’énergie du désespoir. Au lycée, nous affrontions nos propres montagnes rien qu’en nous efforçant de survivre aux huit heures de cours quotidiennes, ce qui devenait de plus en plus ardu. Chaque jour apportait un nouveau stratagème destiné à exiler Lena ou à me séparer d’elle. La cerise sur le gâteau a été, bien sûr, le jour d’Halloween.

D’ordinaire, cette fête était une épreuve, à Jackson. Quand on était un gars, tout événement supposant de se costumer était un fardeau. Puis venait le stress de savoir si vous étiez ou non invité à la bringue annuelle organisée par Savannah Snow. Halloween, cette année-là, a cependant atteint des niveaux de tension encore jamais connus parce que la fille dont j’étais raide dingue était une Enchanteresse.

Je n’avais pas la moindre idée de ce à quoi je devais m’attendre quand Lena est passée me chercher pour m’emmener au bahut, à deux pâtés de maisons de chez moi, loin des yeux qu’Amma paraissait avoir greffés dans le dos.

— Tu ne t’es pas déguisée ? ai-je remarqué, surpris.

— Pardon ?

— Je pensais que tu saisirais l’occasion de porter un costume.

Sitôt les mots prononcés, je me suis fait l’effet d’un idiot.

— Parce que tu crois que les Enchanteurs profitent de Halloween pour enfiler leurs capes noires et enfourcher leurs balais ? s’est-elle esclaffée.

— Ce n’est pas ce que…

— Désolée de te décevoir. Nous nous bornons à nous habiller pour dîner, comme lors de tous les grands événements.

— Donc, c’est aussi une célébration pour vous.

— C’est même la nuit la plus sacrée de l’année. Et la plus dangereuse. La plus importante de nos quatre fêtes principales. Disons que c’est notre version du jour de l’an, la fin d’une année et le début d’une autre.

— Pourquoi est-elle dangereuse ?

— D’après Bonne-maman, c’est à ce moment-là que le voile entre ce monde et l’Autre-Monde est le plus fin. Une nuit de pouvoir, une nuit de souvenir.

— L’Autre-Monde ? Comme l’au-delà ?

— Si tu veux. C’est le royaume des esprits.

— Donc les humains ont raison ? Halloween est bien la célébration des morts et des fantômes ?

Elle a levé les yeux au ciel.

— Nous évoquons le souvenir des Enchanteurs ayant été persécutés parce qu’ils étaient différents. Des hommes et des femmes qui ont été brûlés pour avoir usé de leurs dons.

— Est-ce une allusion aux sorcières de Salem[15] ?

— Entre autres. Il y a eu des procès en sorcellerie sur toute la côte Est du pays et dans le monde entier. Celui de Salem est le seul que mentionnent tes manuels scolaires.

Elle a accentué le « tes » comme s’il avait été un gros mot. Au demeurant, aujourd’hui plus que n’importe quel jour, c’était peut-être le cas.

Nous avons dépassé le Stop & Steal. Boo était assis près du panneau Stop, au coin de la rue. À l’affût. Sitôt qu’il a vu le corbillard, il s’est mis en route en bondissant paresseusement.

— Nous devrions prendre ce chien à bord. Il est sûrement fatigué, à te suivre partout du matin au soir.

Elle a jeté un coup d’œil dans le rétroviseur.

— Il refuserait de monter.

Elle avait raison. N’empêche, quand je me suis retourné pour regarder l’animal, j’aurais juré qu’il opinait.

 

J’ai repéré Link sur le parking. Il arborait une perruque blonde et un sweat-shirt bleu où était brodé le nom de l’équipe, les Chats Sauvages. Il était même équipé de pompons. Il faisait peur à voir, ainsi travesti, et ressemblait bizarrement à sa mère. Les gars avaient décidé de se déguiser en cheerleaders, cette année. Avec tout ce qui s’était passé ces derniers temps, ça m’était sorti de l’esprit. Du moins, c’est ce dont j’ai essayé de me persuader. J’allais avoir droit à un paquet de reproches, d’autant qu’Earl n’attendait qu’une raison pour me sauter sur le poil. Depuis que je fréquentais Lena, j’avais une chance incroyable au jeu. Je commençais à lui faire de l’ombre, et il n’appréciait guère.

Lena m’avait juré qu’il n’y avait rien de magique là-dedans. En tout cas, rien qui soit la signature d’un Enchanteur. Elle avait assisté à un match durant lequel je n’avais raté aucun panier. L’inconvénient, c’est qu’elle avait envahi mon cerveau pendant tout le jeu, me posant des questions sur tel ou tel mouvement, telle ou telle règle. Il faut dire qu’il s’agissait d’une première, pour elle. Ça avait été encore pire que d’emmener les Sœurs à la fête foraine du comté. Par la suite, elle avait séché. Mais je devinais qu’elle tendait l’oreille lorsque je jouais. Je sentais sa présence.

Par ailleurs, il était possible qu’elle fût la raison pour laquelle la bande de cheerleaders rencontrait des difficultés. Emily avait du mal à rester au sommet de la pyramide. Je m’étais cependant abstenu de questionner Lena à ce sujet.

Aujourd’hui, il n’était pas aisé d’identifier mes coéquipiers, à moins de s’en approcher assez pour distinguer les poils des jambes et la barbe. Link nous a rejoints. De près, il était encore plus moche. Il s’était risqué à se maquiller, rouge à lèvres rose et tout le toutim. Il a remonté sa jupe pour tirer sur les collants moulants qu’il portait dessous.

— Tu crains, m’a-t-il lancé de loin. Où est ton costume ?

— Désolé, mec. J’ai oublié.

— Conneries. Tu ne voulais pas t’attifer comme ça, c’est tout. Je te connais, Wate. T’as eu les jetons.

— Je te trouve super, lui a dit Lena avec un sourire.

— Je ne sais pas comment vous, les nanas, vous supportez ces merdes sur votre visage. Ça me gratte comme pas permis.

Lena a grimacé, elle qui ne se maquillait presque jamais. Elle n’en avait pas besoin.

— Tu sais, a-t-elle répondu, nous ne sommes pas toutes sous contrat avec telle ou telle ligne de produits de beauté dès nos treize ans.

— Ha ! Va donc raconter ça à Savannah.

Link a tapoté sa perruque et fourré une nouvelle paire de chaussettes dans son soutien-gorge. Nous nous sommes dirigés vers le perron. Boo était installé sur la pelouse, près du mât du drapeau. J’ai failli demander comment le chien s’était débrouillé pour nous devancer au lycée. Cependant, j’avais appris qu’il valait mieux laisser tomber ce genre de question.

 

Les couloirs étaient bondés. À croire que la moitié des élèves avaient décidé de sécher la première heure de cours. Mes autres coéquipiers tramaient devant le casier de Link, Travestis eux aussi.

— Où sont tes pompons, Wate ? a demandé Emory en agitant les siens sous mon nez. Que se passe-t-il ? Tes cannes de serin n’étaient pas chouettes sous une jupe ?

— Je te parie plutôt qu’aucune des filles de la bande n’a voulu lui en prêter une, a persiflé Shawn en enfilant son sweat-shirt.

Il y a eu des rires. Emory a passé son bras autour de mon cou.

— C’est bien ça, Wate ? Ou c’est Halloween tous les jours pour toi depuis que tu t’accroches aux basques de la nana qui vit dans la Maison Hantée ?

Je l’ai chopé par le col. Une des chaussettes de son soutif est tombée par terre.

— Tu tiens à régler ça tout de suite, Em ?

— Tu choisis, a-t-il répondu avec un haussement d’épaules. Ça devait arriver, de toute façon.

— Mesdames, mesdames, s’est interposé Link. Nous sommes ici pour nous réjouir. Tu ne voudrais pas abîmer ton joli minois, Em ?

Secouant la tête, Earl a poussé ce dernier dans le couloir. Comme d’habitude, il s’était tu. N’empêche, son opinion se lisait sur ses traits. « Si tu t’engages sur ce chemin, tu ne pourras plus revenir. »

 

Apparemment, l’équipe de basket travestie en filles alimentait toutes les conversations. Puis j’ai découvert la bande de cheerleaders. Elles aussi avaient opté pour un déguisement commun à toutes. Lena et moi nous rendions en cours de littérature quand nous les avons vues.

— Nom d’un chien ! s’est exclamé Link en me donnant un coup sur le bras.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

Elles marchaient dans le couloir en file indienne. Emily, Savannah, Eden et Charlotte, suivies par les supportrices officielles des Chats Sauvages au grand complet. Toutes arboraient les mêmes robes noires ridiculement courtes, des bottes pointues noires et des chapeaux de sorcière tordus. Ce n’était pas le pire, cependant. Leurs longues perruques noires étaient des masses de bouclettes hérissées. Sous leur œil droit, en maquillage noir, étaient peintes avec grand soin de grosses demi-lunes. La tache de naissance de Lena, exagérée. Pour couronner le tout, elles trimballaient des balais et faisaient semblant d’écarter les gens se trouvant sur le chemin de leur petite procession.

Des sorcières ? Le jour de Halloween ? Comme c’est original !

J’ai serré sa main. Si son expression n’a pas changé, j’ai senti qu’elle tremblait.

Je suis désolé, Lena.

Si seulement elles savaient.

J’ai guetté l’instant où le bâtiment allait se mettre à trembler, les vitres à exploser, une réaction, quoi. Rien. Lena s’est bornée à les toiser, furieuse. La future génération des FRA approchait de nous. J’ai décidé d’aller à leur rencontre et de tirer le premier.

— Pourquoi n’es-tu pas déguisée, Emily ? Tu as oublié que c’est Halloween ?

Emily a semblé déroutée. Puis elle m’a souri, du sourire collant comme un bonbon de qui est un peu trop fier de soi.

— Qu’est-ce que tu racontes, Ethan ? Ceci n’est pas ton grand truc, en ce moment ?

— Nous voulons juste que ta petite amie se sente comme chez elle, a renchéri Savannah en faisant une bulle de chewing-gum.

Lena m’a lancé un coup d’œil.

Arrête, Ethan. Tu ne vas qu’empirer ta propre situation.

Je m’en fous.

Je suis capable de gérer ça toute seule.

Ce qui t’arrive m’arrive aussi.

Link est venu se coller à moi en tirant sur les chaussettes de son soutien-gorge.

— Hé, les filles ! Je croyais que nous devions nous déguiser en chiennasses. Oh, pardon ! Ça, c’est la tenue de tous les jours.

Malgré elle, Lena a souri.

— Boucle-la, Wesley Lincoln ! a aboyé Savannah. Sinon, je raconte à ta maman que tu traînes avec cette erreur de la nature, et elle te consignera jusqu’à Noël.

— Tu sais ce qu’est ce machin sur son visage, non ? a ricané Emily en désignant le croissant de lune qu’elle avait tracé sur sa propre joue. On appelle ça une marque de sorcière.

— Tu t’es rencardée sur le Net hier soir ? me suis-je esclaffé. Tu es encore plus débile que je ne pensais.

— C’est toi, le débile, a-t-elle riposté. Toi qui sors avec elle.

J’ai senti que je commençais à rougir, la dernière chose au monde que je voulais. De la même façon, je n’avais pas envie d’avoir cette discussion en public, sans mentionner que je n’étais pas du tout sûr que Lena et moi sortions ensemble. Nous nous étions embrassés une fois. Nous passions également la plupart de notre temps en compagnie l’un de l’autre. Pour autant, elle n’était pas ma petite amie, du moins je ne le pensais pas, bien que je l’aie entendue se qualifier ainsi pendant le dîner des Journées du Clan. Que pouvais-je faire ? Lui poser la question ? À coup sûr, je me serais condamné à un non catégorique. Lena gardait sa retenue, vis-à-vis de moi ; il y avait une partie d’elle qui me restait inaccessible.

Emily m’a enfoncé le manche de son balai dans les côtes. J’ai deviné que la perspective de me planter un pieu dans le cœur ne lui aurait pas déplu, en cet instant.

— Et si vous sautiez toutes par la fenêtre, hein ? l’ai-je provoquée. Histoire de vérifier que vous pouvez voler.

— J’espère que vous deux ne vous ennuierez pas trop ensemble, ce soir à la maison, a sifflé Emily, mauvaise. Pendant que nous autres nous amuserons chez Savannah. Et tiens-toi-le pour dit : ton amie ne survivra pas assez longtemps à Jackson pour assister à une autre fête.

Sur ce, elle a tourné les talons et est repartie vers son casier, entraînant Savannah et leur clique dans son sillage. De son côté, Link blaguait avec Lena afin de lui remonter le moral. Ce qui n’était pas bien difficile, vu son allure ridicule. On pouvait toujours compter sur Link.

— Elles me détestent pour de bon, a soupiré Lena. Et ça n’est pas prêt de changer, hein ?

Agitant ses pompons dans tous les sens, Link s’est mis à danser comme une cheerleader et à parodier l’un de leurs chants guerriers.

— Oui, elles te détestent, elles te détestent, elles te détestent ! Car elles détestent tout le monde ! Et toi ?

— Je m’inquiéterais plus si elles t’appréciaient, ai-je dit en passant mon bras autour de ses épaules.

Du moins, j’ai essayé. Maladroitement. Sauf qu’elle s’est détournée, et que ma main l’a à peine effleurée. Super.

Pas ici.

Pourquoi donc ?

Tu ne fais qu’aggraver ta situation.

Je raffole des punitions.

— Bas les pattes ! m’a ordonné Link en m’assenant un coup de coude. Sinon, je vais commencer à m’apitoyer sur moi-même, maintenant que je viens de me condamner à une nouvelle année de célibat. Et puis, on va être en retard en littérature, et il faut que je me débarrasse de ce collant en chemin. Il me rentre dans la raie des fesses.

— Je dois d’abord passer à mon casier, a déclaré Lena.

Ses cheveux s’étaient mis à fourcher tout seuls. Bien que soupçonneux, je n’ai rien dit.

 

Emily, Savannah, Charlotte et Eden se pomponnaient devant les miroirs collés sur la porte de leurs casiers. Celui de Lena se trouvait juste un peu plus loin.

— Ignore-les, lui ai-je conseillé.

Emily se frottait la joue avec un mouchoir en papier. Au lieu de s’effacer, la demi-lune noircissait et grandissait.

— Tu as du démaquillant, Charlotte ?

— Bien sûr.

Emily a continué de frotter.

— Ça ne part pas, Savannah. Je croyais que ce truc s’enlevait avec de l’eau et du savon ?

— C’est le cas.

— Alors, pourquoi je n’arrive pas à l’ôter ?

Agacée, Emily a flanqué un grand coup dans la porte de son casier.

— Qu’est-ce que vous fichez, vous quatre ? s’est enquis Link, attiré par ce geste d’humeur.

— On dirait qu’elles ont un problème, a expliqué Lena en s’appuyant contre le mur.

— Le mien ne part pas non plus, a gémi Savannah en se récurant la peau.

La marque s’étalait à présent sur la moitié de son visage. Savannah a fouillé dans son sac.

— J’ai le crayon sur moi.

— Laisse tomber, j’ai le mien à portée de main, a lancé Emily en sortant son propre sac de son casier.

— Mais qu’est-ce que…

Savannah a extrait un objet de son sac.

— Tu t’es servie de feutre indélébile ? a rigolé Emily.

— Bien sûr que non ! a protesté l’autre. Je ne sais pas comment ce truc est arrivé ici.

— Tu es nulle ! Ça ne sera jamais parti avant la bringue de ce soir.

— Il est hors de question que je reste avec ça sur la tronche ! J’ai l’intention de m’habiller en Aphrodite, la déesse grecque. Tout ce noir va complètement bousiller mon déguisement.

— Tu aurais dû faire attention.

Emily continuait de chercher dans son petit sac argenté. Exaspéré, elle a fini par en renverser le contenu par terre. Rouge à lèvres, vernis à ongles, flacons se sont répandus sur le sol.

— Il est forcément là, a-t-elle râlé.

— Quoi ? a demandé Charlotte.

— Le crayon que j’ai utilisé ce matin.

Elle avait réussi à attirer des curieux, qui s’étaient rassemblés pour voir de quoi il retournait. Un feutre indélébile a soudain roulé au milieu du couloir.

— Toi aussi, tu t’es servi de ça ?

— Certainement pas ! a hurlé Emily en frottant frénétiquement la tache, qui n’a fait que grossir. Qu’est-ce qui se passe, merde ?

— J’ai mon crayon, j’en suis certaine, a affirmé Charlotte en regardant dans son casier.

Son dos s’est raidi.

— Qu’y a-t-il ? a lancé Savannah.

Charlotte a ressorti sa main du casier. Dedans, un feutre noir indélébile.

— Trop fortes, les cheerleaders ! a braillé Link en brandissant ses pompons.

J’ai dévisagé Lena.

Du feutre indélébile ?

Un sourire malicieux a étiré ses lèvres.

Il me semble pourtant me souvenir que tu avais affirmé ne pas contrôler tes pouvoirs.

Mets ça sur le compte de la chance du débutant.

 

À la fin de la journée, l’équipe des cheerleaders alimentait toutes les conversations de Jackson. La rumeur racontait que celles qui s’étaient déguisées en Lena avaient par erreur utilisé du feutre indélébile au lieu d’eye-liner pour dessiner le croissant de lune. Les plaisanteries allaient bon train sur la blondeur des cheerleaders.

Bref, elles allaient être condamnées à arpenter le bahut et la ville, à chanter dans la chorale et à animer les matchs avec du noir sur la figure, le temps que ça s’efface. Mmes Lincoln et Snow ne manqueraient pas de déclencher un esclandre.

Dommage, je ne serais pas là pour le voir.

 

Après les cours, j’ai raccompagné Lena à sa voiture – rien qu’une excuse pour lui tenir la main un peu plus longtemps. Les sensations physiques intenses que j’éprouvais quand je la touchais n’avaient pas l’effet dissuasif qu’on aurait pu escompter. Que j’aie l’impression d’être brûlé, dissous en petites bulles ou frappé par la foudre, mon besoin de proximité avec elle ne s’estompait pas. C’était comme manger ou respirer. Pas une question de choix. C’était encore plus effarant qu’un mois auparavant ; ça me tuait.

— Qu’as-tu de prévu, ce soir ? a-t-elle demandé en passant une main distraite dans ses cheveux.

Elle était perchée sur le capot du corbillard, je me tenais debout devant elle.

— Je m’étais dit que tu pourrais passer. On restera à la maison, on ouvrira la porte aux gamins et on leur distribuera des bonbons. Tu m’aideras aussi à surveiller la pelouse pour que personne ne vienne y incendier une croix.

Je m’étais efforcé de ne pas penser au reste de mon plan, lequel mettait en scène Lena, notre canapé, de vieux films et une Amma absente toute la soirée.

— Désolée, c’est impossible. Il s’agit d’une fête primordiale, chez nous. Des parents sont censés venir de partout. Oncle M refusera que je m’absente cinq minutes, sans parler du danger. Jamais je n’ouvrirais ma porte à des inconnus en une nuit où les forces des Ténèbres sont au plus haut.

— Je n’avais pas songé à ça.

Jusqu’à maintenant, s’entend.

 

Le temps que je rentre, Amma était presque prête à partir. Une poule au pot mijotait sur la cuisinière, et elle terminait de pétrir sa pâte à pain. À la main, car c’était « la seule manière dont une femme respectable fait son pain ». J’ai examiné la casserole avec suspicion, me demandant si ce repas nous était destiné ou réservé à la table des Grands.

Elle m’a gratifié d’une tape sur la main quand j’ai plongé un doigt dans la pâte.

— M.A.R.A.U.D.E.U.R.

J’ai rigolé.

— Autrement dit, pas touche, Ethan Wate. J’ai des centaines d’affamés à nourrir.

Conclusion, je n’aurais droit ni au poulet ni aux petits pains aujourd’hui.

Amma rentrait chez elle à Halloween, c’était une tradition. Elle prétendait que son église offrait un service spécial mais, d’après ma mère, c’était surtout une excellente nuit pour conduire ses affaires. Quoi de mieux que de se faire tirer les cartes en cette veille de Toussaint ? Pâques ou la Saint-Valentin n’attiraient pas les mêmes foules.

Toutefois, à la lumière des récents événements, je me suis demandé si elle n’avait pas d’autres raisons, cette année. En effet, c’était sans doute une bonne nuit aussi pour décrypter les os de poulet dans un cimetière. Quoi qu’il en soit, je n’étais pas en mesure de poser la question, et je n’étais pas très sûr d’avoir envie de connaître la réponse. Amma me manquait, comme me manquaient nos conversations, la confiance que je lui avais toujours accordée. Si elle sentait mon changement d’attitude, elle n’en montrait rien. Ou alors, elle le mettait sur le compte de ma croissance. Ce qui était peut-être vrai, d’ailleurs.

— Tu vas à la fête des Snow ?

— Non. Je reste ici.

Elle a sourcillé, sans insister, cependant. Elle savait déjà pourquoi je n’irais pas.

— Comme on fait son lit on se couche, a-t-elle commenté.

Je n’ai pas relevé. Au demeurant, elle n’attendait pas de réaction de ma part.

— Je partirai dans quelques minutes. Ouvre aux petiots. Ton papa travaille.

Comme si mon père avait des chances de s’extraire de l’exil qu’il s’était imposé à lui-même !

— Pas de souci.

 

Les sachets de friandises étaient dans le hall. Je les ai déchirés et renversés dans un grand plat en verre. Lena m’obsédait. « Une nuit où les forces des Ténèbres sont au plus haut. » M’est revenue l’image de Ridley, debout devant sa voiture, sur le parking du Stop & Steal, toute en jambes et en sourires mielleux. Apparemment, identifier les forces des Ténèbres n’étaient pas plus mon rayon que ne l’était deviner à qui ouvrir ou non ma porte. Comme je l’ai dit, quand la fille qui vous obnubilait était une Enchanteresse, Halloween prenait une dimension nouvelle. J’ai contemplé le saladier que je tenais, puis j’ai ouvert la porte, je l’ai déposé sur la véranda, et je suis rentré à l’intérieur.

Je me suis installé devant Shining. Lena me manquait. J’ai laissé mon esprit vagabonder car, en général, il avait tendance à vagabonder dans les parages où elle se trouvait. Malheureusement, elle n’était pas là. Je me suis assoupi sur le canapé en attendant de rêver d’elle, un truc dans le genre.

C’est un coup frappé à la porte qui m’a réveillé. J’ai regardé ma montre. Presque vingt-deux heures. Trop tard pour les gamins en quête de sucreries.

— Amma ?

Pas de réponse. En revanche, on a de nouveau toqué.

— C’est toi ?

La salle télé était sombre, éclairée seulement par les lueurs que renvoyait l’écran de l’appareil. C’était l’instant où, dans Shining, le père démolit la porte de l’hôtel avec sa hache ensanglantée afin de massacrer sa famille. Pas le meilleur moment pour ouvrir à quelqu’un, surtout la nuit d’Halloween. Mon visiteur a insisté.

— Link ?

Éteignant le poste, j’ai cherché des yeux une arme quelconque. Il n’y avait rien. Je me suis emparé d’une console de jeux qui gisait sur le sol, au milieu d’un tas de boîtes vidéo. Ce n’était pas une batte de base-ball, mais de la bonne vieille technologie japonaise. Elle devait peser dans les trois kilos. Ça ferait l’affaire. La brandissant au-dessus de ma tête, je me suis approché du mur qui séparait la pièce du hall. Un pas de plus, et j’ai soulevé d’un millimètre le rideau de dentelle qui protégeait la porte vitrée.

Dans l’obscurité de la véranda non allumée, je n’ai pas distingué son visage. En revanche, j’aurais reconnu n’importe où l’ancien van dont le moteur tournait au ralenti, d’une couleur beigeasse qu’elle appelait « Sable du Désert ». C’était la mère de Link, porteuse d’une assiette de gâteaux au chocolat. Si Link m’avait vu avec ma console, je n’aurais pas fini d’en entendre parler.

— Un instant, madame Lincoln !

J’ai appuyé sur l’interrupteur commandant la lumière du porche avant de déverrouiller la porte. Cependant, quand j’ai voulu l’ouvrir, elle a résisté. J’ai vérifié – le verrou était encore en place, alors que je venais de le tirer.

— Ethan ?

Une fois de plus, j’ai tiré le verrou. Il s’est refermé en claquant avant même que je l’aie lâché.

— Désolé, madame Lincoln. Il y a un problème avec la porte.

J’ai secoué celle-ci de toutes mes forces. Un objet est tombé à mes pieds. Je l’ai ramassé. De l’ail, enveloppé dans l’un des mouchoirs d’Amma. Sauf erreur, elle devait en avoir accroché au-dessus de tous les accès à la maison. Sa petite manie de Halloween.

La porte continuait cependant de résister, un peu comme, quelques jours auparavant, celle du bureau s’était ouverte toute seule. Cette plaisanterie de serrures qui se verrouillaient et se déverrouillaient quand bon leur semblait allait-elle durer longtemps ? Qu’est-ce que c’était que ce cirque ?

Une fois encore, j’ai manœuvré le verrou tout en tirant sur le battant, qui a cédé et est allé rebondir avec violence contre le mur de l’entrée. Avec la lumière dans son dos, Mme Lincoln formait une silhouette sombre assez dérangeante. Elle a toisé la console que je ne n’avais pas lâchée.

— Ces jeux vidéo te pourriront la cervelle, Ethan.

— Oui, madame.

— J’ai apporté des brownies. En gage de paix.

Elle a tendu son assiette, dans l’expectative. J’aurais dû l’inviter à entrer. Il y avait des règles à respecter. Appelons ça des bonnes manières. L’hospitalité du Sud. Mais je m’y étais risqué avec Ridley, et ça s’était plutôt mal passé. J’ai tergiversé.

— Que faites-vous dehors à cette heure, madame ? Link n’est pas ici.

— Bien sûr que non. Il est chez les Snow, l’endroit où tout élève de Jackson qui se respecte devrait s’estimer heureux d’être. Il m’a fallu pas mal de coups de fil pour qu’il soit invité, vu son récent comportement.

Je ne comprenais toujours pas. J’avais connu Mme Lincoln toute ma vie. C’était un drôle d’oiseau. Elle se mêlait de retirer certains livres des étagères de la bibliothèque, de faire renvoyer certains enseignants des écoles, de démolir des réputations en un seul après-midi. Mais ces derniers temps, elle était différente. Sa croisade contre Lena l’était aussi. Si Mme Lincoln avait constamment défendu ses convictions, cette affaire-là relevait du règlement de compte personnel.

— Madame ?

Elle m’a semblé agitée.

— Je t’ai cuisiné des biscuits. Je pensais entrer et avoir une petite conversation avec toi. Ce n’est pas contre toi que j’en ai, Ethan. Ce n’est pas ta faute si cette fille te tient sous le charme de sa sorcellerie. Tu devrais être à la fête, avec tes amis. Avec les enfants fréquentables.

Elle a brandi son offrande, ses fameux brownies moelleux à cœur qui étaient les premiers à partir à toutes les ventes de pâtisserie qu’organisait l’église baptiste. J’avais grandi en m’en gavant.

— Ethan ?

— Madame ?

— Tu me laisses entrer ?

Je n’ai pas bronché, sauf pour raffermir ma prise autour de la console. J’ai contemplé les gâteaux et, soudain, je n’ai plus eu faim du tout. Cette assiette, pas une miette de cette femme n’étaient les bienvenues chez moi. À l’instar de Ravenwood Manor, ma maison commençait à agir par elle-même, et aucune partie de ses murs ne désirait inviter Mme Lincoln.

— Non, madame.

— Pardon ?

— Non.

Elle a plissé les paupières. Elle a poussé le plat vers moi, l’air de vouloir entrer malgré tout, mais il a sauté en arrière, comme s’il s’était heurté à un mur invisible nous séparant. L’assiette est tombée, répandant une pluie d’éclats de céramique et de chocolat sur notre paillasson « Joyeux Halloween ». Amma allait piquer une crise en découvrant ça le lendemain matin.

Mme Lincoln a reculé, descendant les marches du perron avec précaution, puis elle s’est évanouie dans l’obscurité du vieux Sable du Désert.

 

Ethan !

Sa voix a déchiré le linceul de mon sommeil. J’avais dû m’assoupir. Mon marathon de l’horreur s’était achevé, et l’écran de télévision n’affichait plus qu’une neige grise.

Oncle Macon ! À l’aide !

Lena hurlait. Quelque part. Ses intonations trahissaient une véritable terreur. Un instant, sa souffrance a résonné avec une telle violence dans mon crâne, que j’en ai oublié où je me trouvais.

Que quelqu’un m’aide ! Je vous en supplie !

La porte était béante et claquait au gré du vent, le vacarme pareil à une cataracte de détonations qui ricochaient contre les murs.

Tu avais pourtant dit que je serais en sécurité, ici !

Ravenwood.

Attrapant les clés de la Volvo, j’ai foncé.

 

Je ne me rappelle pas comment j’ai réussi à gagner Ravenwood. Je sais seulement que, à plusieurs reprises, j’ai manqué de quitter la chaussée. J’avais du mal à me concentrer sur la route. Lena était en proie à une douleur sans égale, et nos liens étaient si étroits que j’ai failli perdre connaissance en éprouvant cette peine à travers elle.

Et c’est sans mentionner ses hurlements.

Entre le moment où je m’étais réveillé et celui où j’ai appuyé sur le croissant de lune afin d’entrer dans la demeure, ils n’avaient pas cessé.

Lorsque la porte a cédé, j’ai constaté que Ravenwood s’était encore transformé. Ce soir, on aurait presque dit un château d’antan. Des candélabres projetaient des ombres étranges sur des gens en longues aubes noires, robes du soir noires, smokings noirs ; ils étaient bien plus nombreux que les hôtes des Journées du Clan.

Ethan ! Vite ! Je ne vais pas tenir…

— Lena ! ai-je crié. Macon ! Où est-elle ?

Personne n’a réagi à mes braillements, et je n’ai reconnu personne dans la cohue. Les invités flottaient de pièce en pièce, tels des fantômes participant à un banquet spectral. Ils n’étaient pas de chez nous, pas de notre époque, en tout cas. Des hommes arboraient des kilts sombres et de grossières tuniques gaéliques, des femmes étaient carrément corsetées. Tout était noir et nimbé de pénombre.

Me frayant un passage, j’ai gagné ce qui ressemblait à une salle de bal. Je n’ai aperçu aucun membre de la famille, ni tante Del, ni Reece, ni la petite Ryan. Des bougies aux flammes crachotantes éclairaient les coins de la pièce, et une sorte d’orchestre translucide composé d’étranges instruments qui apparaissaient et disparaissaient tour à tour jouaient seuls, cependant que des couples aux contours flous virevoltaient sur le sol à présent en pierre. Les danseurs semblaient ne pas avoir conscience de ma présence.

La musique était clairement une mélodie d’Enchanteurs et lançait un sortilège bien à elle. Les cordes, surtout. Violon, alto et violoncelle. Je distinguais presque le réseau de fils qui reliait les danseurs entre eux, comme s’ils suivaient une chorégraphie délibérée, qu’ils appartenaient tous à une scène dont j’étais exclu.

Ethan…

Il fallait que je la localise.

Brusque vague de souffrance. Sa voix avait faibli. Titubant, je me suis raccroché à l’épaule de l’homme le plus proche. Un simple effleurement, et la douleur, la douleur de Lena, s’est transmise à lui. Il a vacillé, heurtant le couple voisin.

— Macon ! me suis-je époumoné.

J’ai aperçu Boo Radley au pied des marches. Comme s’il m’avait guetté. Ses prunelles rondes et humaines trahissaient la terreur.

— Où est-elle, Boo ?

Il m’a regardé, et j’ai reconnu les yeux voilés d’un gris acier de Macon Ravenwood. Du moins, je l’aurais juré. Puis l’animal a filé, et je me suis jeté à sa poursuite, ou j’ai cru le faire, grimpant l’escalier en colimaçon de ce qui était désormais le château Ravenwood. Sur le palier, le chien a attendu que je le rattrape avant de galoper au fond du couloir, en direction d’une pièce sombre. Venant de lui, c’était quasiment une invitation.

Il a aboyé, et deux portes en chêne massif se sont ouvertes d’elles-mêmes en couinant. Nous étions si loin du bal que je n’entendais plus ni la musique ni le brouhaha des conversations. Comme si j’étais entré dans un autre lieu, une autre époque. Le palais se modifiait au fur et à mesure que j’avançais, le sol se délitant, les murs se couvrant de mousse froide. Les lampes s’étaient transformées en torches.

L’ancien m’était familier. J’avais grandi dedans. Gatlin était la quintessence de l’ancien. Pourtant, ceci était entièrement différent. Comme l’avait dit Lena, c’était un nouvel an. Une nuit hors du temps.

Lorsque j’ai pénétré dans la vaste salle, j’ai été frappé par le ciel. La pièce ouvrait dessus, telle une véranda. La nue était noire comme de l’encre. À croire que nous étions en plein ouragan, sans qu’aucun bruit ne résonne cependant.

Lena était couchée sur une lourde table en pierre, recroquevillée en position fœtale. Elle était trempée de sueur et se débattait sous l’effet de la douleur. Tous l’encerclaient : Macon, tante Del, Reece, Larkin, même Ryan, ainsi qu’une inconnue. Ils se tenaient par la main, formant une ronde.

Bien que leurs paupières soient ouvertes, ils ne voyaient pas. Ils ne se sont pas rendu compte non plus de mon arrivée. Leurs bouches s’agitaient, marmonnant une incantation. Je me suis approché de Macon. Ils ne s’exprimaient pas en anglais. Je n’en aurais pas juré, mais j’avais suffisamment fréquenté Marian pour estimer que c’était du latin.

 

Sanguis sanguinis mei, tutela tua est.

Sanguis sanguinis mei, tutela tua est.

Sanguis sanguinis mei, tutela tua est.

Sanguis sanguinis mei, tutela tua est.

 

Mon esprit était vide. Je ne captais plus Lena, juste l’étrange cantilène.

Lena ! Réponds-moi !

Rien. Elle gisait en geignant et en se tordant lentement, comme si elle tentait de se débarrasser de sa peau. Elle transpirait toujours, sa sueur se mêlant à ses larmes.

— Fais quelque chose, Macon ! a crié Del, hystérique.

— J’essaye, Delphine.

Pour la première fois depuis que je l’avais rencontré, j’ai perçu de la peur dans sa voix.

— Je ne comprends pas. Nous avons Scellé cet endroit ensemble. Cette maison est le seul lieu où elle est censée être en sécurité.

Tante Del fixait Macon, en quête de réponses.

— Nous nous sommes trompés. Il n’existe pas de havre où elle puisse se réfugier.

C’était l’inconnue qui venait de parler. Une belle femme qui aurait pu être ma grand-mère, aux cheveux coiffés en anglaises brunes. Plusieurs rangs de perles s’empilaient autour de son cou, et ses pouces arboraient des bagues en argent ouvragé. Il émanait d’elle un exotisme identique à celui de Marian, comme si elle avait été originaire d’un pays lointain.

— Tu ne peux pas en être sûre, tante Arelia, a riposté Del en se tournant vers sa fille aînée. Reece, vois-tu quelque chose ?

— Non, maman, rien, a répondu l’interpellée, les yeux fermés, les joues baignées de larmes.

Soudain, le corps de Lena s’est arqué, et elle a hurlé. Plus exactement, elle a ouvert la bouche et a donne l’impression de crier, mais elle n’a produit aucun son. Inconcevable.

— Agissez ! me suis-je exclamé. Aidez-la !

— Qu’est-ce que tu fiches ici ? m’a lancé Larkin. File ! C’est dangereux.

C’était la première fois que la famille s’apercevait de ma présence.

— Concentrez-vous ! a ordonné Macon sur un ton désespéré.

Avec les autres, il a de nouveau entonné l’incantation, élevant la voix jusqu’à s’égosiller :

 

Sanguis sanguinis mei, tutela tua est !

Sanguis sanguinis mei, tutela tua est !

Sanguis sanguinis mei, tutela tua est !

Sang de mon sang, la protection est tienne !

 

Ils ont tendu leurs bras comme pour donner plus de force à leur cercle. En vain. Lena continuait à pousser ses hurlements de terreur silencieux. C’était encore pire que les rêves. C’était la réalité. S’ils n’arrêtaient pas ça, je m’en chargerais. Passant sous les bras de Reece et de Larkin, je me suis rué sur elle.

— Ethan ! Non !

Une fois franchie la barrière de la ronde, je l’ai perçu. Un ululement. Sinistre. Maléfique. Pareil à la voix du vent. Mais était-ce seulement une voix ? Rien n’était moins certain. La table où Lena gisait avait beau être à quelques pas de moi, j’ai eu l’impression qu’elle se trouvait à des millions de kilomètres. Une force essayait de me repousser, plus puissante que tout ce que j’avais rencontré jusqu’à présent. Encore plus efficace que celle qu’avait déployée Ridley quand elle m’avait congelé sur place. J’ai lutté contre elle, en appelant à toute l’énergie dont je disposais.

J’arrive, Lena ! Tiens bon !

Je me suis jeté en avant, main tendue comme dans les rêves. L’abysse noir du ciel s’est mis à tournoyer. J’ai fermé les yeux. Mes doigts se sont effleurés. Je l’ai entendue.

Ethan. Je…

À l’intérieur du cercle, l’air était agité comme un vortex, grimpant vers la nue, pour peu que ce fût encore la nue. Vers la noirceur plutôt. Une sorte d’explosion s’est produite, qui a plaqué oncle Macon, tante Del et tous les présents contre les murs de la salle. Simultanément, le tourbillon a été aspiré par l’obscurité céleste.

Alors, ça a été fini. Le château s’est dissous en un banal grenier doté d’une fenêtre rectangulaire banale qui ouvrait sur la pente du toit. Lena était allongée sur le plancher, enchevêtrement de cheveux, de membres et d’inconscience. Elle respirait, cependant.

Macon s’est relevé et m’a dévisagé avec hébétude. Puis il s’est approché de la croisée et l’a fermée d’un geste sec. Tante Del me contemplait en pleurant.

— Si je n’en avais pas été témoin en personne…

Je me suis agenouillé près de Lena. Elle ne pouvait ni bouger ni parler. Mais elle était vivante. Je l’ai senti, minuscule pulsation dans sa paume. J’ai posé ma tête à côté de la sienne, à deux doigts de m’effondrer.

Lentement, la famille a avancé vers nous, sombre sabbat au-dessus de moi.

— Je te l’avais bien dit. Le garçon a des pouvoirs.

— Impossible. C’est un Mortel. Il n’est pas des nôtres.

— Comment un Mortel pourrait-il briser un Cercle Sanguinis ? Comment un Mortel serait-il capable de parer un Mentem Interficere tellement puissant que même Ravenwood s’est Descellé ?

— Aucune idée. Et pourtant, il doit y a voir une explication. (Del a levé sa main.) Evinco, contineo, colligo, includo. (Elle a ouvert les yeux.) La maison est toujours Scellée, Macon. Je le sens. Cela ne L’a cependant pas empêchée d’atteindre Lena.

— Je sais, merci. Nous n’arrivons pas à protéger l’enfant de Ses attaques.

— Les pouvoirs de Sarafine se renforcent de jour en jour. Reece la voit, maintenant, quand elle inspecte les prunelles de Lena.

La voix de Del tremblait.

— S’en prendre à nous, ici et cette nuit ! C’est un signal qu’elle nous envoie.

— Quel signal, Macon ?

— Qu’elle est en mesure de parvenir à ses fins.

Une main s’est posée sur ma tempe, la caressant, remontant vers mon front. J’essayais de rester en alerte, mais ce contact m’endormait. J’aurais voulu me glisser sous ma couette.

— Ou peut-être pas.

J’ai regardé en l’air. Arelia me massait les tempes comme si j’avais été un petit moineau blessé. Seul moi ai deviné qu’elle me testait, qu’elle cherchait ce qui était en moi. Elle trifouillait dans mon esprit, l’air de traquer un bouton égaré ou une vieille chaussette.

— La sotte, a repris Arelia. Elle a commis une erreur fatale. Grâce à elle, nous venons de découvrir l’unique chose qui compte vraiment.

— Ainsi, tu es d’accord avec Macon ? s’est agitée Del. Le garçon a un don ?

— C’est toi qui as raison, Delphine, a grogné Macon, l’air de vouloir se convaincre autant que de convaincre les autres. Il doit y a voir une explication sensée. Nous savons tous que les Mortels sont dénués de talents surnaturels. Or, il est Mortel.

J’avais cependant commencé à douter de la véracité de cet axiome. Dans le bayou, il avait dit à Amma que j’étais doté de pouvoirs. Je n’y comprenais rien. Je n’étais pas l’un d’eux, ça j’en étais sûr. Je n’avais rien d’un Enchanteur.

— Tu pourras Sceller la maison autant que tu voudras, Macon, lui a lancé Arelia. Tu pourras convoquer tous les Duchannes et les Ravenwood qu’il te plaira, former un cercle aussi vaste que ce pays perdu, lancer tous les Vincula à ta disposition, mais, en tant que mère je te le dis : ce n’est pas la demeure qui protège Lena. C’est le garçon. Je n’ai jamais croisé quelque chose de pareil. Aucun Enchanteur n’est en mesure de les séparer.

— Ça m’en a tout l’air, en effet, a acquiescé l’interpellé.

Malgré sa colère, il n’a pas osé défier sa mère. J’étais trop fatigué pour m’en soucier. Arelia a chuchoté des mots à mon oreille. Encore du latin, apparemment, bien que les mots aient changé.

— Cruor pectoris mei, tutela tua est ! Sang de mon cœur, la protection est tienne !

16 Lunes
titlepage.xhtml
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-1]16 lunes(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-1]16 lunes(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-1]16 lunes(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-1]16 lunes(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-1]16 lunes(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-1]16 lunes(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-1]16 lunes(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-1]16 lunes(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-1]16 lunes(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-1]16 lunes(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-1]16 lunes(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-1]16 lunes(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-1]16 lunes(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-1]16 lunes(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-1]16 lunes(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-1]16 lunes(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-1]16 lunes(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-1]16 lunes(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-1]16 lunes(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-1]16 lunes(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-1]16 lunes(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-1]16 lunes(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-1]16 lunes(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-1]16 lunes(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_023.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-1]16 lunes(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_024.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-1]16 lunes(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_025.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-1]16 lunes(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_026.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-1]16 lunes(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_027.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-1]16 lunes(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_028.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-1]16 lunes(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_029.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-1]16 lunes(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_030.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-1]16 lunes(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_031.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-1]16 lunes(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_032.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-1]16 lunes(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_033.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-1]16 lunes(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_034.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-1]16 lunes(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_035.html